Voici trente ans paraissait le premier album d’un nouveau venu dans le paysage de la chanson française. D’origine corse, ayant appris la vie dans les bas-fonds marseillais, le jeune homme débarquait à Paris avec la farouche envie d’en découdre. Après plusieurs disques sans grand retentissement, l’interprète décide de quitter les rivages de la variété au sortir d’un spectacle d’Ingrid Caven, égérie de Fassbinder. Jean Guidoni entame alors une collaboration avec le parolier de celle-ci, Pierre Philippe. L’album Crime passionnel, avec des musiques d’Astor Piazzola, sera leur manifeste, en 1982. Interprète outrancier, Guidoni campe une personnalité androgyne, théâtrale et équivoque qui rappelle plus les audaces de Lou Reed et des punks que le tout-venant de la chanson française. La scène devient son terrain de jeu favori, et il s’amuse à mettre au point des shows originaux, « Le rouge et le rose » à L’Olympia, « Tous des putains » au Cirque d’Hiver et le récital aux deux pianos de la fin des années 1980. Guidoni a même à cette époque la faveur des radios et des télés avec la chanson Tramway terminus Nord
Il y a un peu plus de deux ans, l’album Trapèze remettait Jean Guidoni en selle après un long silence discographique. Un album profond et beau, dont la réalisation sans fard avait été confiée à Edith Fambuena. Pour la tournée consécutive, dont le point de départ consista en une résidence à Beyrouth, Edith Fambuena suggéra à Jean Guidoni de travailler avec le multi-instrumentiste Nicolas Deutsch. L’album La pointe rouge, qui paraît aujourd’hui, est l’aboutissement de cette rencontre. « Nicolas avait signé les orchestrations de la tournée. Il avait bien cerné l’univers musical dans lequel on pouvait aller. J’ai décidé de continuer à travailler avec lui. » Afin de mieux signifier sa volonté de reprendre la maîtrise des choses, Jean Guidoni a préalablement recommencé à écrire des textes de chansons, en se disant qu’il est le mieux placé pour écrire ce que le magnifique interprète qu’il est devra défendre. « Si j’ai écrit autant cette fois, c’est par volonté de me réapproprier les choses. A un moment donné, je me suis dit qu’il valait mieux que j’écrive moi-même. » Au moment d’affronter la page blanche, Jean Guidoni trouve une méthode originale et totalement inédite pour lui. « J’ai rédigé plusieurs critiques d’un disque imaginaire de moi, en procédant comme un journaliste. Pour cela, j’ai inventé des extraits de chansons. Ça me permettait de faire passer le non-dit des chansons, de me donner l’explication des textes. Lorsque j’enlevais la partie critique, la chanson était là. Je n’ai jamais eu d’aussi bonnes critiques. Jamais aussi fouillées en tout cas ! » La recette lui permet de laisser le hasard présider à la direction prise par les titres. Pour la première chanson du disque, Jean Guidoni pointe son doigt sur un atlas, les yeux fermés. En les rouvrant, il s’aperçoit que son doigt désigne le Kerala, région du Sud de l’Inde. L’invitation au voyage peut alors commencer. Au fur et à mesure de la progression de ses textes, le chanteur les livre à Nicolas Deutsch, en lui laissant le soin de les couper puis de les mettre en musique. « J’ai écrit neuf textes ainsi. » explique-t-il. « Il m’a donné plein de textes, dont certains faisaient trois pages. En les mettant en forme et en musique, j’avais envie qu’il y ait de couleurs, que ce soit chaud. » complète Nicolas. « C’était plaisant de composer sur les textes de Jean. Je ne voulais pas faire un truc trop dramaturge, plutôt quelque chose d’un peu rock’n’roll. »
Nicolas Deutsch, trentenaire, fait partie des nombreux musiciens à avoir grandi avec les chansons et l’univers singulier de Jean Guidoni. Accompagnateur réputé aussi bien sur scène qu’en studio, il a gagné ses galons de réalisateur auprès d’artistes comme Ke-Mar ou Julien Baer. C’est en 2004 qu’il croisera pour la première fois la route de Jean Guidoni. « Ça a toujours été un nom que j’ai entendu au fil des années. Et puis ma mère avait le disque avec Tramway terminus nord. » Il incombait aux artistes de cette génération d’accorder enfin à Jean Guidoni la place et l’influence qu’il méritait pour avoir exploré bien avant les autres des territoires d’avant-garde. Ce statut de parrain, le principal intéressé ne semblait pas lui-même en être conscient. « Je ne me rends pas compte, j’ai toujours été à la marge. Mais je suis présent dans certaines têtes, ce qui est important. » Alors qu’il souhaite ouvrir son album à d’autres univers, Jean Guidoni se met à contacter plusieurs artistes afin de leur demander s’ils veulent bien écrire des chansons pour lui. Dominique A, Philippe Katerine, Jeanne Cherhal et Mathias Malzieu sont ravis de pouvoir associer leur nom au côté de celui de Guidoni. « J’avais envie de m’ouvrir à d’autres textes et à d’autres musiques. J’étais surpris qu’ils soient très heureux de le faire. Nous n’avons essuyé aucun refus. Peut-être suis-je une référence pour tous ces artistes, en tout cas, j’ai été étonné d’être accepté aussi facilement. C’est intéressant que ça arrive maintenant. » explique-t-il. Dominique A apporte une magnifique Cloaca Maxima aux accents politiques, Jeanne Cherhal explore l’ambiguïté du personnage avec Comme un autre, Mathias Malzieu se joue de la dichotomie entre la ville et la scène sur Oh Loup, tandis que Philippe Katerine livre le philosophique et poétique Un arbre en Normandie.
L’album La pointe rouge fut enregistré sur une période de deux années, en prenant le temps, alors que Nicolas Deutsch alternait tour à tour son travail sur le disque avec la tournée de Thomas Fersen où il tenait la basse. Le travail commence en Normandie, dans la maison de Jean Guidoni. Les séances proprement dites débutent dans la chambre de la petite fille du réalisateur, pour s’achever dans un studio professionnel au moment du mix final. « Nicolas m’a dirigé comme un musicien, et tenu le projet de bout en bout. Il sait où il va et ne lâche pas les choses. C’est lui qui m’a encouragé en particulier à chanter plus haut. » témoigne Guidoni. « Cet album, je ne le voulais pas en crépit avec un teint blafard. J’avais envie d’un truc puissant et énergique. » affirme Nicolas Deutsch. Les climats abordent une variété de style qui évoquent le passé de Jean Guidoni, qui prouve à nouveau le grand interprète qu’il est, tout en le plaçant en prise directe avec la musique d’aujourd’hui. Pop, chanson, franchement rock parfois, le disque oscille entre légèreté et gravité grâce à la virtuosité de funambule de Guidoni. « Nicolas a fait en sorte que je puisse me consacrer pleinement aux textes et au chant. » explique-t-il. De fait, Jean Guidoni n’a jamais sonné aussi libre. Le voici affranchi de son passé tout en bénéficiant de la reconnaissance de ses pairs. Seul un trapéziste de sa trempe peut se prévaloir de cette dualité.
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